scattered dreamer (arlo)

(printemps 1988)
« Je veux en être. »
Il s’assume un peu plus, Arlo, maintenant. Ce n’est plus trop le gamin caché dans l’ombre de ses aînés, celui qui s’est bien trop souvent demandé pourquoi certains se permettaient des commentaires sur lui – ou sur sa famille de manière générale – pourquoi, parfois, il y avait un moment de silence quand il disait quelque chose, pourquoi beaucoup s’étonnait qu’il comprenne mieux les astres et les fleurs et l’amour que la politique et les mathématiques et la soi-disant logique de l’univers. Il a toujours les yeux rivés vers les étoiles, Arlo. Le nez dans l’interprétation des cartes de tarot. Les doigts glissant, avec plus d’assurance, sur les lignes de la paume d’un inconnu ou d’un proche, lui indiquant les moments fatidiques de sa vie. Le sourire quand on évoque l’art, la peinture, Van Gogh ; la musique, le chant, David Bowie.
Alors, forcément, quand il dit, avec ses boucles brunes qu’il oublie toujours de couper et qui tombent encore devant ses yeux, qu’il veut en être, on hausse les sourcils, on s’étonne un peu.
Il ne comprend peut-être pas la politique, les mathématiques ou la logique de l’univers, mais il sait, ou pense savoir, ce que c’est qu’être humain. Il sait que lui ne peut pas vivre dans une société comme celle d’aujourd’hui. Il sait que l’opinion de sa famille vaut mieux que celui des partisans du Lord, qu’on ne peut considérer autrui comme inférieur à soi. Il sait qu’il veut se battre, tout de suite, pour ça, contre ça. Il trouve ça poétique. Héroïque même.
On lui répond « Pas maintenant. » parce qu’il n’a que quinze ans, qu’il est en plein milieu de ses études à Poudlard, que prôner des idéaux opposés à ceux des Mangemorts nuirait à sa scolarité, à son futur voire à sa vie entière. Arlo proteste une fois, mais pas deux.
Il ne comprend peut-être pas la politique, les mathématiques ou la logique de l’univers, mais il fait confiance au côté pragmatique de ses aînés, des Skeeter. Ils ne sont pas stupides, ni fous, eux ; ils croient à différentes choses, c’est tout.

(été 1991)
beautiful. crushingly so
you look like the rest of my life

« J’aime celui-là. » « Tu les aimes tous. » « Oui, mais celui-là en particulier. J’en veux une réplique. » Arlo hoche de la tête en annonçant ça, l’air décidé. Il a décidé. Il en veut une réplique. Un cadre de plus qui finira adossé à un meuble le temps qu’il fasse de la place sur un mur. Ou peut-être remplacera-t-il une autre peinture. « Qui bouge ? » Arlo hausse une épaule. « Non. » Il a déjà quelques répliques de peintures moldues légèrement modifiées par la magie ; où les traits de pinceaux s’animent, où les gens saluent, où les feuilles des arbres volent au gré du vent. Mais celui-là, non, il le veut authentique – du moins aussi authentique qu’une réplique peut l’être – il est déjà assez magique comme ça. « Ce ne sont que des fleurs. Jaunes. Dans un pot. » Arlo hoche à nouveau la tête. « Et quel jaune. » Il s’approche du tableau autant que la cordelette de sécurité l’en autorise et tend la main vers une des fameuses fleurs, la pointant du doigt. « Regarde. » Son interlocuteur, Declan, hausse un sourcil. Arlo l’attrape par l’épaule pour le faire approcher. « Du jaune. Et ces nuances ! » Et Declan regarde enfin les Tournesols de Van Gogh. Et Arlo regarde Declan.
Il y a de fortes chances que Declan s’ennuie à mourir ici, qu’il est venu par politesse. Dans le monde des arts, eux deux ne s’accordent probablement que sur la musique – et encore, ce milieu n’est pas vierge de quelques différends. Et la peinture, c’est Arlo. Il ne peint pas lui-même (ce n’est pas faute d’avoir déjà essayé) mais il aime admirer.
Il admire toujours, Arlo. Les tableaux affichés à la Galerie Nationale de Londres, ici. Les tableaux n’importe où. L’agencement d’une pièce, et ce même si sa propre chambre ressemble à la caverne d’Ali Baba. La manière dont les vêtements, les couleurs, les bijoux sont accordés. Les paroles d’une chanson. Le timbre d’un instrument. Les gens, aussi, surtout les gens.
Et Declan. Surtout Dec.
Ses yeux bleus, son sourire, évidemment. L’unique boucle blonde qui retombe parfois sur son front. Quand il se pose à même le sol avec sa guitare. La façon dont le mot water sonne dans sa bouche, ce mot-là et tant d’autres encore. Quand il dort, quand il vit. Ses remarques sarcastiques, malgré tout. Le fait qu’il ait bien voulu venir dans ce musée. Tout.

(2 novembre 1993)
ground control to major tom
your circuit’s dead, there’s something wrong
(the stars look very different today)
D’abord il regarde en arrière, vers son guitariste, près à lui lancer une vanne (ou quelque chose qui y ressemble). Mais ce n’est pas Dec, alors il se force à sourire, reprend la chanson, enchaîne sur la suivante, embête la foule pendant quelques minutes. Puis une pause, les lumières s’éteignent en grande partie, la salle se pare d’une atmosphère plus intime, plus tamisée, les sorciers présents font aller leur baguette au bout lumineux de droite à gauche, lentement. Si le concert a démarré sur les chapeaux de roue, il est temps maintenant de passer à une ou deux chansons plus calmes et, pour Arlo, plus nostalgiques. Il prend le micro à deux mains et ferme les yeux, sa façon de se recentrer.
Il commence, mais c’en est déjà trop. Sa voix se brise en plein milieu de sa phrase. Il s’éloigne légèrement du micro, le lâche même et se retourne à moitié, le visage entre les mains. Une seconde, deux secondes. Les musiciens s’arrêtent et se regardent. La foule attend. Arlo inspire, se frotte les yeux, et revient prendre le micro, mais lève la main pour arrêter d’emblée ses collègues derrière lui. « Désolé. », qu’il débute.

* * * * *
« Tu fous quoi, Skeeter ?! » L’intéressé lève les yeux. Finn lui enlève ses jambes du canapé, forçant Arlo à se redresser un peu et à écarter les mains, signe qu’il n’a pas envie de rentrer dans le jeu agressif de son interlocuteur. « Calme-toi. » « Me calmer ?! » Toujours agressif, Finn a plissé les yeux, et Arlo décide, pour son propre bien, de ne pas rester affalé dans le canapé et de faire face au jeune homme. Derrière, Sara, Mick et Skipper (un surnom pour ce dernier) observent, l’une à distance, les deux autres plus proche au cas où ça dégénèrerait vraiment. Mais eux non plus ne sont pas ravis de la situation. Compréhensible. « Dernier concert ?! » Finn reprend les mots du jeune Skeeter à la foule quelques minutes plus tôt. « Fin du groupe ?! » Arlo ne dit rien. Il jete un regard à Mick, par-dessus l’épaule de Finn, avant de se réintéresser à ce dernier. « Ou trouvez un nouveau chanteur. Je ne peux plus. » Finn semble approuver l’idée. Les autres, sauf peut-être Sara – probablement parce qu’elle est arrivée dans le groupe il y a deux mois – sont plus surpris. « Tu plaisantes ? » C’est Skip qui parle. Arlo secoue la tête. Il n’a jamais été aussi sérieux. Il ne peut plus continuer ainsi. Pas avec le groupe, pas avec eux. Pas comme ça. Pas sans Declan.

* * * * *
Il n’a pas pleuré. Il s’en souvient.
Si. Les premières heures, le premier jour. Impossible, qu’il s’était dit, mais les larmes brûlant ses joues trahissaient la vérité.
Puis plus rien. La semaine suivante, il était reparti en tournée avec le reste du groupe. Encore une semaine, et il cherchait un nouveau guitariste. Et encore une semaine, et encore une, et encore une. Treize semaines comme ça. À chanter, à ne faire que ça. À ne pas dormir, à serrer contre sa poitrine une améthyste en pendentif en espérant que ça ferait partir l’angoisse. À sourire et rigoler, comme si de rien n’était, comme si son lit n’était pas glacé le matin, comme si sa guitare ne traînait pas dans un coin de son loft, à la fois bien visible et cachée par une ou deux plantes – il avait brutalement refusé que Sara, la nouvelle, la récupère.
Trois. Longs. Mois.
Et le voilà, à pleurer.
En tarot, la carte de la Mort n’est pas la plus dangereuse. Au contraire, elle annonce souvent une transformation, à certes un prix. D’autres cartes sont davantage des mauvais présages – la Tour en particulier, les Épées généralement, le Cinq de Coupes...
Dans la vie, la mort, c’est simplement la fin.

(septembre 1994)
well i’ve been afraid of changing ‘cause i’ve built my life around you
but time makes you bolder, even children get older and I’m getting older too

La porte claque. C’est fou comme tout le monde entre comme dans un moulin ici. Elle le rejoint énergiquement, l’embrasse rapidement et jete un coup d’oeil aux cartes de tarot étalées devant lui, tout en se débarassant de sa cape de sorcière et de ses chaussures et d’autres vêtements pour être plus à l’aise. « Qu’est-ce que ça donne ? » Il a un mouvement de la tête, impatient. « Shhh. » Il prend une carte et l’inspecte, elle hausse les épaules et prend place au milieu des oreillers, draps et plaids qui forment apparemment un canapé – le loft d’Arlo est tellement rempli de biberoles, plantes, couleurs, tissus et autres qu’elle a encore du mal à distinguer les meubles parmi ce bazar. « Plutôt bon. », qu’il lui répond finalement, en insistant sur le « plutôt ». Disons qu’il s’était attendu à pire, vu les derniers tirages qu’il avait effectué et aussi en voyant plusieurs cartes de la suite des Épées sortir, et trois fois le chiffre trois. Les Épées n’ont jamais été ses cartes – il préfère les Coupes – et il est assez superstitieux pour savoir que sortir le même chiffre quatre fois n’annonce jamais rien de bon.
Arlo repose sa carte, et regarde à nouveau le tout. Le Sept de Coupes rappelle à la réalité ; c’est que ça fait longtemps qu’il n’a pas autant nagé dans le bonheur, entre la tournée de concerts – il avait repris la chanson il y a six mois déjà, seul – l’amour – récent mais solide - la santé – toujours – tout le reste, alors, il en profite, peut-être trop, en oubliant que dehors, tout est contrôlé par le Régime. C’est probablement pour ça que le Dix d’Épées est sorti juste après, insistant sur un résultat négatif malgré tous les efforts fournis. Le Fou a fait une apparition aussi, toujours avec ses connotations positives malgré ce que le nom de la carte peut laisser présager. Les trois « trois » - des Pentacles, des Bâtons et des Coupes – se rejoignent pour annoncer un futur positif.
Mais il y a cette carte des Épées, toujours un rappel. Être honnête sur le passé, résoudre des problèmes immédiatement. Comme si, même plus d’un an après, il n’avait pas le droit de faire son deuil et de passer entièrement à autre chose. Plus d’un an, bon sang. Vénus a fait deux fois le tour du Soleil, déjà. Le jeune homme soupire, range ses cartes un peu précipitamment, et préfère rejoindre la belle sur le canapé, pour l’embrasser, peut-être jusqu’à oublier. Il espère, en tous cas.