Déjà plusieurs semaines qu’elle avait cette sale impression de slalomer entre les décombres de la vie de tous les jours avec, évidemment, plus ou moins d’adresse (plutôt moins que plus, à vrai dire). Beaucoup de questions la taraudaient mais, tout en haut de la pile, Hattie se demandait tout le temps quand est-ce que tout ça allait se casser la gueule. Car, au rythme où allaient les choses, ça ne manquerait pas d’arriver. Il lui semblait que tout ce qui allait jusque-là à peu près bien dans sa vie était en train de se déchirer en petits lambeaux hachés menus qu’une entité divine s’amusait à disperser aux quatre vents. Tous ces morceaux de vie, ses ambitions personnelles, ses trésors secrets, ses rêves d’avenir, chaque petit élément qu’elle s’était tant donné de mal à faire tenir debout et à consolider au fil des ans ; tout désormais lui semblait aussi solide qu’un château de cartes. Un courant d’air un peu trop fort briserait ce
tout, ce mauvais pressentiment lui tenaillait les côtes du saut du lit jusqu’aux heures les plus sombres de la nuit. Et Hattie qui avait tant de goût pour le confidentiel se sentait tout à coup étroitement menacée ; l’équation était simple mais la solution difficile : trop de gens rôdaient autour d’elle et de ses secrets, ces derniers temps. Accalia Wrexhall était parmi ceux-là, et la jeune femme ne savait pas encore si elle deviendrait un allié ou une encombre de plus au péage de l’autoroute de l’enfer.
C’était pas le moment de jouer les sauvageonnes.
Hattie le savait bien. C’était pourtant plus fort qu’elle. Elle n’était pas du genre virtuose du savoir-vivre et ne savait pas jouer la comédie des frivolités. Là où elle aurait dû cacher sa réserve et ses doutes derrière une rangée de dents blanches et des paroles affables, badines, Hattie n’était bonne qu’aux demi-sourires et aux conversations abyssales. Elle aimait jouer franc-jeu et aller au fond des choses, c’est ça qui lui ressemblait le plus. Elle n’aimait parler que pour échanger sur des sujets qu’elle jugeait importants, pour des choses qui comptaient vraiment à ses yeux. Hattie, c’était une foutue passionnée. Mais le plus souvent, elle restait muette comme une carpe car c’était encore le meilleur moyen de ne pas se tromper. Dans la vie de tous les jours, comme les habitudes ont la vie dure, elle s’acquittait du strict minimum pour les civilités quotidiennes, bonjour, merci, pardon, au revoir. Cette fois-ci, un signe de tête rapide, c’est tout ce qu’elle offrit à l’accueil de la bibliothèque du ministère avant de s’engouffrer parmi les long couloirs tapissés de livres qui montaient jusqu’aux plafonds. Direction le bout du bout, vers les salles les plus intimes de la bibliothèque, là où ne vont que les amateurs de vieilleries. Les archives. Là où, peut-être, elle l’espérait chaudement, se cachaient quelques réponses aux mille et une questions qui la tourmentaient. Des fois les livres parlent plus que les corps, c’est une leçon que Hattie a souvent oublié dans la griserie de l’apprentissage et que l’expérience n’a pas oublié de lui rappeler. On est rarement le premier chercheur à se poser telle ou telle question, à se retrouver confronté à tel ou tel problème, et parfois la solution a elle aussi déjà a été trouvée. Oh, elle aimerait tant, pour une fois, que ce soit à nouveau le cas. Alors, les revenants avaient-ils un précédent dans le monde magique ? C’était cette question qui l’avait récemment menée jusqu’ici et qui l’avait mise sur la route de Wrexhall, cette dernière travaillait directement sur place et avait eu tôt fait de comprendre ce qui l’avait amenée. Les interrogations des deux jeunes femmes semblaient se confondre à bien des égards alors c’est presque naturellement qu’elles avaient décidé de mettre une partie de leurs travaux en commun, pour s’aider l’une l’autre. Presque. Car Hattie n’avait pas tout dit, elle ne le pouvait simplement pas. Accalia ne savait pas que ce n’était pas une simple curiosité scientifique qui la motivait, elle ne savait pas à quel point Hattie fondait tout un tas d’espoirs sur ces recherches archivistiques, car bien sûr, Accalia ne savait pas non plus que les investigations qu’elle menait allaient beaucoup plus loin que la simple lecture de vieux parchemins et que des résultats de celle-ci dépendaient peut-être la (seconde) vie d’un certain nombre de revenants. Accalia ne savait pas grand-chose, finalement, et c’est peut-être pour ça que Hattie fut, d’une certaine manière, soulagée de ne pas la voir traîner par-là en arrivant. Dans un silence presque religieux, elle tira une chaise d’une table inoccupée, installa ses affaires et partit se promener entre les rayons, au niveau des procès-verbaux du XVIIIième siècle où elle espérait à peine trouver quelques pistes. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin, mais il fallait bien commencer quelque part.
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